Psychanalyse et le monde d'aujourd'hui

Pour ceux qui veulent aller plus loin:

Ce qui suit est un exposé théorique qui donne un aperçu du travail continu que fournit aussi un psychanalyste à partir de sa praxis. (voir aussi le lien "psychanalyse et violence sociale)

L'école psychanalitique des Hauts de France - Membre de l'Association Lacanienne Internationale a organisé des journées d'études en Novembre 2014 à Lille sur le thème : "pourquoi la psychanalyse aujourd'hui?"

C'est dans ce cadre que ce texte a été écrit et exposé. 

 

Jusqu’où nous emporte la logique néolibérale ?

Je trouve que le titre proposé par ces journées sur la question de la psychanalyse aujourd’hui est significatif de notre temps. Pour aborder cette question j’ai trouvé opportun de rapporter ce qui me semble être la position de deux psychanalystes bien connus, Jean-Pierre Lebrun et Jean-Jacques Tyszler. En effet, dans deux livres parus récemment, ils parlent précisément de la psychanalyse aujourd’hui tout en répondant à certains détracteurs qui considèrent que la psychanalyse est devenue désuète. 

Il faut bien dire que nous constatons depuis un certain temps (et les psychanalystes sont les premiers à le faire), que nous assistons à des changements, à des mutations qui affectent les liens sociaux et qui ont des incidences subjectives conséquentes. 

Les analystes sont, à des degrés divers, témoins de cet état de chose. Mais, comment concevoir que ces changements qui affectent si radicalement nos liens sociaux puissent ne pas affecter nos théories psychanalytiques? Pourquoi ces changements laisseraient-ils indemnes notre discours psychanalytique et également le lien que les psychanalystes peuvent avoir entre eux, dans leurs associations? 

Le spectacle qu’offrent les associations et les groupes analytiques dans leur dispersion ne manque pas de ressembler à ce qui se passe dans la majorité des familles modernes où l’on assiste de plus en plus à la formation de familles décomposées puis recomposées. Ces familles modernes sont souvent suspendues au défaut d’un référent symbolique que la chanson de Stromae illustre bien dans sa litanie : « papa, papaoutai». 

Bien sûr, c’est un rapprochement un peu hasardeux. Mais il ne nous empêche pas de constater que face au déclin des repères symboliques, la psychanalyse aujourd’hui n’a pas bonne presse et que l’analyste a tendance à déchanter au point de se trouver amené à poser avec insistance la question qui nous occupe dans ces journées: pourquoi la psychanalyse aujourd’hui ? C’était déjà à peu de choses près le titre d’un ouvrage d’Elisabeth Roudinesco, dans lequel elle examinait en 1999 ce qui était reproché à la psychanalyse et les raisons de son discrédit1.

Mais revenons à nos deux analystes, à leur manière d’apprécier les changements sociaux de notre époque et les incidences subjectives que ces changements provoquent. Une question se pose d’emblée : dans quelle mesure peut-on dire que le déclin des repères symboliques a pour conséquence d’instituer un ordre, une position maternelle à la place du père symbolique ? 

La réponse m’est venue d’une mère qui est arrivée en consultation avec son fils en se plaignant du fait que son fils s’oppose constamment à elle. Il refuse, dit-elle, d’obéir et je ne peux pas remplacer son père. Elle disait combien il lui était difficile de supporter l’absence du père et, au fur et à mesure de l’entretien, elle faisait entendre la difficulté pour elle, à la fois qu’un autre homme vienne occuper cette place et en même temps, qu’elle puisse elle-même occuper cette place. L’ambiguïté de cette parole est instructive : elle soulève d’abord la question de savoir à quoi renvoie précisément pour elle cette absence du père. 

Jean-Pierre Lebrun consacre plusieurs textes à cette absence du père et aux conséquences résultant de la destitution de la position paternelle. Il nous rappelle qu’il fut un temps où le discours social venait soutenir la position du père dans son rôle de séparateur entre la mère et l’enfant, alors qu’aujourd’hui, ce discours dit-il, va à l’encontre de cette séparation. C’est un discours qui ne soutient plus, donc, la prévalence du père. Il est plutôt complice d’un marché ultralibéral dans lequel la production foisonnante et sans limites d’objets de tous ordres, fait miroiter au sujet la possibilité d’en jouir, entretenant chez lui l’illusion d’accéder à cet impossible objet originaire qu’incarne la mère. Dans cette perspective, l’interdit de l’inceste n’est plus inscrit dans ce processus d’humanisation dont parlait Freud, ce qui a pour effet de favoriser dans la société ce que Jean-Pierre Lebrun appelle « perversion ordinaire généralisée ». 

Ce constat, disons ce verdict, a sans doute sa pertinence clinique mais il se heurte nous semble-t-il à l’objection de savoir où situer dans cette perspective, c’est à dire dans cette perversion généralisée, la position de l’analyste. 

Je ne suis pas logicienne mais il me semble que cela ressemble au paradoxe de Russell car de deux choses l’une : ou bien le discours analytique fait partie du tableau que Jean-Pierre Lebrun décrit, c’est-à-dire qu’il est pris dans cette mutation généralisée et alors se pose la question de savoir comment il va opérer pour permettre au patient de s’y retrouver, ou bien, le discours analytique ne fait pas partie du tableau décrit, il échappe à la règle générale, mais alors sa valeur de vérité risque de se réduire à un simple avis personnel, un avis extérieur en position d’exception... 

Cependant, on peut trouver chez Jean-Pierre Lebrun, en filigrane, une manière de contourner cette difficulté. Il considère d’abord qu’un clinicien ne peut pas nier aujourd’hui l’évolution de notre société et les incidences subjectives qu’elle comporte. Dès lors, il suffirait de bien saisir ce qui est à l’œuvre dans le social pour pouvoir prendre la mesure de ces incidences sur le plan clinique. Il constate en effet que la société moderne entraîne la disparition de la solution œdipienne en annonçant la fin du patriarcat. Jean-Pierre Lebrun l’avance non sans quelques relents de nostalgie, nostalgie qu’on lui a reprochée, à tort peut-être.

Il constate que les patients pour lesquels la recherche de jouissance fait obstacle à l’élaboration du désir ou chez lesquels l’agir se substitue à la parole sont bien plus nombreux qu’auparavant. Mais quelle valeur donner à cet argument, comment le vérifier ? Quoi qu’il en soit, il reste que pour lui, les changements qui affectent les demandes des patients sont à chercher dans l’évolution sociale et les mutations anthropologiques, comme s’exprime Marcel Gauchet. Bien sûr, personne ne conteste aujourd’hui cette évolution, bien que les psychanalystes ne soient pas tous d’accord avec la place que lui accorde Jean-Pierre Lebrun dans ses analyses. 

Parce qu’il nous faut prévenir une difficulté. Dire que l’inconscient c’est le social ne signifie pas que l’inconscient ressortit aux sciences sociales. Et c’est précisément ce que semble relever Jean-Jacques Tyszler dans un livre récent intitulé A la rencontre de... Sigmund Freud2. Dans cet ouvrage, il me semble qu’il défend la spécificité de la démarche freudienne contre les critiques malveillantes et haineuses à l’endroit de Freud. Mais il se dit aussi découragé par les psychanalystes eux-mêmes. Il dénonce pêle-mêle les phénomènes de dévotion et d’emprise dans les écoles et dans les associations, il critique l’utilisation des concepts psychanalytiques au service d’une conception du monde, l’enfermement de la psychanalyse dans ses propres mots, qui ajoute à l’incompréhension du public à son égard. 

Cette critique fait écho à la manière dont aujourd’hui certains mots sont fétichisés : « compétence », « performance », « expertise » et « évaluation », autant d’expressions érigées en maîtres mots, à la fois dans le domaine de l’éducation, dans le milieu médical et dans celui de l’économie. Ces maîtres mots nous semblent relever d’un fantasme, le fantasme d’une langue débarrassée de toute équivocité et du malentendu, où le mot utilisé comme signe viendrait en adéquation avec la chose. 

Ce fantasme serait-il à l’œuvre dans notre utilisation des concepts psychanalytiques ? Il n’est pas interdit de le penser. Le fait est que si les mots de Freud sont passés, pour l’essentiel, dans le langage courant, ceux de Lacan demeurent encore obscurs, même pour les initiés. Il y a donc du travail à faire en tenant compte de deux choses nous dit Jean-Jacques Tyszler : d’un côté, du fait que l’analyste est avant tout un clinicien, et de l’autre, de l’utilisation de certaines intuitions importantes de Freud, non comme une grille de lecture, mais comme un appui pour lire la clinique à la lumière des bouleversements de notre société. 

Ce que J-J. Tyszler appelle intuition freudienne, c’est entre autres, le fantasme tel que Freud le développe à partir de l’énoncé : « on bat un enfant », où il nous montre d’abord qu’il n’y a pas d’accès normalisé à la sexualité et que pour l’enfant, tout est bon pour sa jouissance. Mais ce qu’il importe de souligner ici, c’est que le deuxième temps de ce fantasme est une reconstruction dans le transfert. Ce deuxième temps est celui exprimé par l’énoncé : « je suis battu par le père ». 

Cet énoncé montre que désirer pour un sujet, c’est s’affronter à ce qui fait loi et J-J. Tyszler souligne que dans notre société, le rapport à la loi est incarné dans l’inconscient par le père. C’est là que sa position nous semble à la fois rejoindre et différer de celle de Jean-Pierre Lebrun. 

L’intérêt que j’ai trouvé à lire l’un et l’autre réside dans leur méthode différente pour aborder la question. Alors que Jean-Pierre Lebrun s’appuie essentiellement sur les analyses des sociologues, des philosophes, des anthropologues pour montrer comment dans notre société la figure paternelle n’est plus incarnée et qu’ainsi l’ensemble de la vie sexuelle s’en trouve perturbée, Jean-Jacques Tyszler met l’accent d’emblée sur notre position de psychanalyste. Selon lui, notre propos ne consiste pas à faire une critique sociologique ou un développement anthropologique de la question du patriarcat. Et il rappelle cette chose simple, qu’une mère s’adresse encore à son fils en lui disant : « si tu continues, je vais le dire à ton père ! ». Une phrase qui opère encore comme une menace, de ce qui vient faire loi, comme un barrage à la jouissance du petit enfant. Le problème, c’est qu’on constate aujourd’hui que cette phrase n’a pas toujours cours. Il suffit de lire les mots d’excuses adressés aux enseignants, les mots pour excuser l’absence de leur enfant, dans un livre réactualisé qui est paru à la rentrée. 3 

Alors le ton et le style sont d’un autre ordre. Par exemple : « mon fils n’est pas venu en cours, car il fait grève comme vous. » 

Alors, est-ce à dire que le psychanalyste a charge de père ? C’était là, semble-t-il la position de Freud. Alors que Lacan, dans son discours de l’analyste, a/S2 $/S1, place en position d’agent, non pas le père, mais l’objet a, une place que le psychanalyste incarne comme un tenant lieu. Mais ça ne fait pas disparaître l’ombre du père. On sait que Lacan dans son dernier enseignement nous propose, avec la théorie des nœuds, une réponse à cette question, en disant que le père, on peut s’en passer à condition de s’en servir. C’est une formule pleine d’espoir pour les psychanalystes de notre époque, mais prenons garde de ne pas la faire fonctionner comme une sorte d’exorcisme du père, en réponse à ce qui pourrait être compris peut-être trop rapidement comme une attente du social envers la psychanalyse aujourd’hui. 

 

1 Elisabeth Roudinesco, Pourquoi la psychanalyse, Paris, Fayard, 1999.

2 Jean-Jacques Tyszler, A la rencontre de…Sigmund Freud, Paris, Editions Oxus, 2013. 

3 Patrice Romain, Mots d’excuse, Paris, Michel Lafon, 2014

 

Isabelle Devos